Jacqueline Viruega – La bijouterie parisienne 1860-1914

Extraits de :

La bijouterie parisienne
1860-1914

du Second Empire à la Première Guerre Mondiale
par Jacqueline Viruega,
Collection Histoire de Paris. Éditions L’Harmattan, 2004.


La société Linzeler frères de 1872 entre deux joailliers-bijoutiers Jean-Frédéric Eugène Linzeler et Frédéric-Henri Linzeler, a pour but de mettre en valeur une affaire de famille d’une certaine notoriété[1]. La société représente un capital de 400 000 francs et a pour objet « la fabrication et la vente d’objets de joaillerie, bijouterie, orfèvrerie et horlogerie et tous objets en or et argent et la vente des produits de même nature fabriqués ou non et l’exploitation du fonds exploité par les comparants 15 boulevard de la Madeleine ». Le troisième frère Linzeler, Charles, commis dans la maison, pourra être associé au plus tôt le 1er juillet 1874, aux mêmes conditions que ses frères. Son apport de 200 000 francs portera le capital à 600 000 francs, et son bénéfice « ira à parfaire sa mise ». S’il ne profite pas de cette offre, il s’interdit de concurrencer ses frères sous peine de dommages et intérêts.

De manière générale, les frères sont considérés à égalité de droits, à la restriction près que les plus jeunes doivent faire leurs preuves. Tous les statuts témoignent des mêmes exigences pour tous et octroient les mêmes prérogatives à chacun : le partage de la gérance, la distribution des bénéfices à parts égales, la même somme rétribuant l’activité déployée dans l’affaire. Quand le nombre des héritiers interdit cette dernière possibilité et que certains d’entre eux ne sont pas intéressés directement à l’affaire, ils deviennent commanditaires. Ces mesures de sauvegarde des droits de chaque individu au sein d’une fratrie sont similaires à celles qui garantissent les droits des parents quand l’affaire change de mains en passant aux enfants. Ce souci d’égalité ne souffre qu’une exception : les femmes, dont le statut peut varier du tout au tout selon les associations.


L’importance des femmes dans les sociétés familiales

Dans la deuxième moitié du xix, siècle, les femmes sont actives dans de très nombreuses bijouteries, bien au-delà du statut d’associée que leur accordent les règlements de 53 des sociétés. La reconnaissance de leur rôle accuse cependant des contrastes saisissants. Il est déclaré inexistant dans certains actes de création : « En cas de mariage, les épouses n’auront aucun droit ni intérêt dans la société » (société F. Moreau et V. Moreau, 1862); « Les femmes ne s’immiscent pas, sauf accord » (société Marret frères et Jarry, 1872).


Dans l’ancien hôtel de Colbert, la famille Marret

La société Marret est également une affaire de famille, dans laquelle les liens collatéraux dominent. D’après son acte de dissolution du 7 février 1872, rétroactive au 1er juillet 1871, la société en nom collectif Marret, Jarry frères et Marret neveux[2] a été créée le 9 septembre 1858 pour l’exploitation du fonds, 16 rue Vivienne. Elle devait finir le 11, juillet 1870, mais a continué en société de fait. Les cinq ex-associés sont Charles-Hippolyte Marret, dit Hippolyte, ses deux beaux-frères Louis-Eugène Jarry et Pierre-Gustave Jarry, tous anciens joailliers-bijoutiers et Pierre-Alfred Marret et Félix-Ernest Marret, également fabricants de joaillerie-bijouterie, fils chacun d’un autre frère d’Hippolyte Marret. Ernest est mandataire d’Hippolyte Marret, qui s’est retiré en Indre et Loire, pour prononcer la dissolution en accord avec les ex-associés. Apparaissant comme le successeur d’Hippolyte, il est liquidateur de la société arrivée à terme et gérant de la nouvelle société.

Celle-ci, Marret frères et Jarry, créée le 7 février 1872, doit durer jusqu’en 1879 toujours pour exploiter le fonds familial 16 rue Vivienne. Félix-Ernest Marret est associé en nom collectif avec son frère Louis-Hippolyte Marret, dit Hippolyte Il, et Pierre-Ferdinand Jarry, neveu des anciens associés Eugène et Gustave Jarry. Ce dernier est commanditaire. Le capital est constitué du fonds, de la clientèle, du bail, des outils, des marchandises, pour 750 000 francs répartis entre les trois associés en nom collectif (200 000 francs chacun) et le commanditaire (150 000 francs). Les bénéfices non distribués restent en caisse et rapportent 6 %, mais avec l’accord de tous. En cas de décès, la société continue avec les héritiers commanditaires. L’acte prévoit de doter Félix Besse, chef d’atelier pendant 25 ans et malade aujourd’hui, d’une pension annuelle de 1 200 francs.

Ces seuls actes ne donnent qu’une idée partielle de l’importance de la famille Marret dans le milieu de la bijouterie parisienne du XIXe siècle. Henri Vever, qui lui consacre plusieurs pages, juge « son historique difficile à établir, à cause du grand nombre de frères, neveux et beaux-frères qui y furent associés.[3] » Il insiste sur le rôle joué par les deux frères Hippolyte et Charles Marret, associés en 1826 à un fabricant de bijouterie nommé Besnier. Les frères poursuivent l’affaire sous la raison Marret frères quand Besnier se retire en 1829. En 1834, ils transportent leur commerce au 16 rue Vivienne, dans l’ancien hôtel de Colbert.

Charles se sépare d’Hippolyte en 1835 et reprend, avec Besnier comme commanditaire, la maison Gloria, installée depuis 1820 au 19 rue de la Paix et qui prend le nom de Marret. Hippolyte, tout en gardant son fonds rue Vivienne, achète en 1844 le fonds de son frère Justin Marret, fabricant d’ordres[4] au Palais-Royal. La maison prend de l’importance et reçoit une médaille d’honneur à l’Exposition nationale de 1839, à laquelle elle envoie « un magnifique diadème en brillants[5]. » Hippolyte s’associe en 1849 les frères Eugène et Gustave Jarry, dont il a épousé la sœur en 1839. La raison sociale devient Marret et Jarry frères jusqu’en 1859. Une succursale fondée à New York vers 1850 est, en dépit de débuts brillants, liquidée sans successeur en 1857.

Henri Vever fait remonter l’apparition du nom à Pierre Marret (1764-1857), orfèvre, père de quatre fils, tous joailliers ou orfèvres. L’aîné, Auguste, installé quai des Orfèvres, a un fils, Paul, qui entre en 1847 dans la maison de son oncle Charles, 19 rue de la Paix, et lui succède, associé à sa tante une fois veuve. Cette maison donne ensuite lieu à l’association Marret & Baugrand. Le deuxième fils, Justin (1802-1844), le fabricant d’ordres du Palais-Royal, a deux fils, Hippolyte (1841) et Ernest (1835), lequel a lui aussi deux fils, Charles (1861) et Paul (1863). Les deux autres fils de Pierre Marret, les associés de Besnier, sont Hippolyte (1804-1883), qui épouse Mlle Jarry, et Charles (1807-1846), à qui succède Alfred (1836-1876). Vever recense dix associations successives au nom de Marret entre 1826 et 1894. Elles mettent en scène Hippolyte et Charles Marret, les beaux-frères Jarry, Ernest et Hippolyte Marret, fils de Justin, Alfred Marret, fils de Charles, Gustave Jarry, neveu des Jarry, et en dernier lieu les fils d’Ernest, Charles et Paul Marret, qui reprennent la raison sociale des origines, Marret frères.

Les deux actes décrits précédemment, passés en 1872, concernent la cessation d’activité du fondateur Hippolyte Marret et l’arrivée à la tête de l’affaire de son neveu Emest, fils de son frère Justin. Ernest est associé à son frère Hippolyte II et à son cousin Jarry, successeur des deux premiers Jarry. Ernest Marret est président de la Chambre syndicale de la BJO de Paris de 1883 à 1887, membre du jury de l’Exposition universelle de 1889 et rapporteur pour la classe de la bijouterie. Il est alors fait chevalier de la Légion d’honneur. Henri Vever estime que les Marret ont « toujours fait de la belle joaillerie » et de la bijouterie « classique et soignée », en suivant « les goûts d’une clientèle sérieuse et riche », mais sans chercher l’innovation[6]. Cette maison a formé un grand nombre d’élèves habiles et a reçu la médaille d’honneur de l’Exposition universelle de 1855 et une médaille d’or en 1878. Charles et Paul Marret, les fils d’Emest et les successeurs au moment où écrit Vever, ont eu le grand prix de l’Exposition universelle de 1900.


BAUGRAND

Gustave Baugrand (1832-1870), joaillier, débute en 1852, associé à Paul Marret, neveu de Charles Marret. À la mort de Charles, en 1846, la maison est exploitée par Paul Marret. À la mort de Paul en 1853, Baugrand dirige la maison avec la veuve de Paul Marret. Elle se remarie avec le sculpteur Victor Villain et il reste seul propriétaire, donnant à la maison une grande impulsion. Fournisseur de l’empereur pour les Tuileries et la cour, il reçoit une médaille d’or à l’Exposition de 1855 et la médaille d’honneur à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Il est signalé dans l’annuaire Azur de 1862 comme « fournisseur de l’Empereur, fabricant de joaillerie et de bijouterie, ancienne maison Marret et Baugrand, 19 rue de la Paix ». Outre son atelier, il s’assure la collaboration des meilleurs dessinateurs et fabricants, comme Massin et Lefournier. Surnommé le « Boucheron de son temps », il est rapporteur, avec Jules-Jean-François Fossin, de la classe bijouterie à l’Exposition de 1867. Il y expose lui-même des bijoux d’art, des pièces en émaux de style égyptien, des rubans de joaillerie et des bijoux Louis XVI pour l’impératrice, des pendules Renaissance. Il reçoit en 1867 la croix de la Légion d’honneur. À son décès en 1870, sa maison est rachetée par Vever.

[1] Archives de Paris D31U3-320 et Vever (Henri), La bijouterie française au XIXe siècle 1800-1900, Paris, 1906-1908.

[2] Archives de Paris D3 1 U3-313. Commerce de bijouterie et joaillerie, fabrication et vente d’objets en or et argent.

[3] Vever (Henri), La bijouterie française au XIXe siècle 1800-1900, Paris, 1906-1908.

[4] C’est-à-dire de décorations dans les ordres de la Légion d’honneur, du Mérite agricole, etc.

[5] Vever (Henri), La bijouterie française au XIXe siècle 1800-1900, Paris, 1906-1908.

[6] Vever (Henri), La bijouterie française au XIXe siècle 1800-1900, Paris, 1906-1908.