Saint-Germain-Lembron – Buffevent

À l’instar de plusieurs membres de la famille, Alfred Marret (1836-1876) a travaillé comme bijoutier-joaillier et il l’a fait jusqu’en 1872, au sein de la maison Marret, Jarry frères et Marret neveux.

Abandonnant ses activités professionnelles et sa vie parisienne, Alfred Marret a acquis une propriété agricole en Auvergne, à Saint-Germain-Lembron (Puy-de-Dôme), à proximité de la famille de sa femme, Marie Pinatelle (originaire d’Issoire); il a développé et exploité Buffevent jusqu’à la fin de sa vie.

Sa fille Marie Marret (1872-1939), épouse de Xavier Lauras, y a habité et l’a transmis à ses descendants. Buffevent demeure encore dans la famille…

   
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Écrivant à son oncle, Alfred Marret décrit Buffevent…

Copie de la lettre écrite en 1873 de votre grand-père Alfred Marret[1]
à son oncle Marret[2] de Bessous lui parlant de l’achat de Buffevent.
Je l’ai recopié pour en faciliter la lecture.
M.L.L.[3]

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Mon cher oncle,

Je m’empresse de répondre à ta dernière lettre et suis heureux de te donner sur Buffevent les détails que tu me demandes. Je te remercie de l’intérêt que tu veux bien y porter.

Ce sont les circonstances avantageuses qui m’ont décidé à en faire l’acquisition, car quoique le pays soit fort beau, j’avais rêvé m’éloigner moins de Paris. Cependant, la proximité de la famille de ma femme, de bonnes relations établies depuis mon mariage, la sympathie qu’on a bien voulu me témoigner dans le pays m’ont déterminé à profiter d’une bonne occasion dans un pays où je n’étais pas étranger. De plus j’y trouvais une vie large sans grands frais ce qui est à considérer avec une famille nombreuse.

Alfred Marret

La propriété était toute faite, avec habitation convenable même confortable, toute meublée, tout agencée, même approvisionnée, ce qui est rare. Buffevent appartenait à Mr Jablon de la Salle, homme intelligent, instruit, travailleur qui l’a créé, organisé, qui y a consacré pendant 50 ans son activité et son intelligence. Très soigneux, il a tout fait avec un entendement rare, des terres médiocres d’abord et d’un produit insignifiant tout devenu entre ses mains terrain de 1er choix.

Il avait fini par obtenir un revenu considérable au point d’y faire une fortune. Malheureusement dans les dernières années de son existence, découragé par la manière d’être de son petit-fils, un viveur antipathique à la vie des champs, sentant qu’après lui sa propriété passerait entre des mains étrangères, affaibli aussi par le grand âge (il est mort à 85 ans), il avait beaucoup négligé le travail des vignes et le produit en vins avait diminué sensiblement; plusieurs années de gelées successives ont achevé de nuire à une partie du vignoble, mais tout cela est remédiable.

C’est à moi aujourd’hui, par des soins et du travail, en arrachant, replantant, etc. de relever ce qui avait décliné et de reconquérir en quelques années le revenu que la propriété n’aurait pas dû cesser d’avoir. En somme j’ai saisi pour acheter la propriété le moment propice et profité d’une occasion exceptionnelle en traitant avant que beaucoup de personnes qui convoitaient la propriété fussent averties qu’elle était à vendre.

Marie Pinatelle

La propriété est très bien située dans un pays riche, percé dans tous les sens de belles routes à proximité d’une gare de chemin de fer, à distance d’une petite ville où les approvisionnements sont faciles, à une demi-heure d’Issoire en chemin de fer, une heure en voiture. J’ai acheté tout d’un bloc à peu de chose près, au prix des terres, habitations, bâtiments d’exploitation, mobilier de ferme, vases en bon état, cheptel (16 bêtes à cornes) et l’habitation comprise, et assez complète pour n’avoir rien à apporter que sa malle, mobilier de cave splendidement organisé, cuvage, pressoir, etc. La propriété me revient aujourd’hui y compris les frais d’acquisition et les dépenses nécessaires pressantes, mais profitant à l’amélioration générale et donnant une plus-value réelle à 310 000 francs.

Son étendue est de 60 hectares, 28 en vignes, le reste en champs, prairies artificielles selon les assolements. Les terres sont de première qualité, d’un seul tenant, traversées par des chemins d’exploitation, drainées partout, de belles eaux viennent par des conduites bien aménagées devant la maison d’habitation et sont distribuées partout par des robinets, le trop-plein joint à l’eau des drains forme une belle pièce d’eau qui borde le jardin.

J’ai été assez heureux pour pouvoir conserver d’anciens serviteurs depuis 3 ans dans la maison, le mari et la femme. Le mari me sert de régisseur, de cocher, etc., etc. je l’emploie à tout; la femme est cuisinière et très entendue pour l’administration du personnel. Le mode d’exploitation demande beaucoup de surveillance et de travail, car je fais valoir par domestiques.

Cependant une partie des vignes est donnée à moitié à des colons pour 39 ans qui fournissent la plantation, une moitié des échalas font la récolte qui est ensuite partagée sans frais d’aucune sorte, une autre partie est donnée après fait à des vignerons qui sont tenus à un certain nombre de labeurs, le propriétaire n’a qu’à surveiller et récolter. Quant aux terres et à d’autres vignes en dehors de celles dont je viens de te parler, elles sont travaillées par le personnel : 3 paires de bœufs suffisent pour les labours et les charrois. La récolte en grains de cette année a été de 225 setiers (de 8 doubles décalitres). Je dois arriver à faire au bas mot une moyenne de 4 000 à 5 000 pots de vin (le pot est de 15 litres et se vend de 4 à 6 francs).

Les frais sont de onze à douze mille francs. Je puis compter dans un temps rapproché sur un revenu net de 5 % de mon capital. Je ne compte pas les mille petits produits qui permettent tout en vivant bien de moins dépenser; et il est permis d’espérer de meilleurs résultats; pour cela il faut du travail et des soins. J’ai pris à cœur de mener à bien mon entreprise, il y a des éléments exceptionnels et des antécédents qui indiquent ce qu’on peut obtenir, avec une bonne administration et des soins bien entendus, aussi je m’adonne avec courage et bon espoir.

Je comprends l’ennui que tu dois éprouver à Bessous. J’éprouve par moi-même combien on s’attache à ce qu’on a créé, organisé; le peu que j’ai fait jusqu’à présent m’en donne une idée. Je comprends aussi combien il est difficile de trouver une personne qui puisse avoir assez d’initiative pour diriger une aussi grande affaire. Il est fâcheux que tu n’aies pu mettre de longtemps la main sur un bon régisseur. Tu devrais être aujourd’hui dédommagé bien largement des sacrifices que tu as faits. Il faut espérer que la personne que tu as vue pourra enfin faire ton affaire complètement, pour faire ce que l’on ferait soi-même, quand je vois le travail que m’occasionne ma petite exploitation, je juge de la difficulté à trouver un homme pour la tienne.

Nos pays ne pourraient pas fournir l’homme d’une grande exploitation comme la tienne; ils sont intelligents et travailleurs, mais routiniers. Ils finissent par adopter les améliorations, mais seulement après beaucoup de preuves de leur valeur. Du reste, les grandes exploitations sont rares, les grandes propriétés sont divisées en domaines cultivés par des métayers.

Le genre d’existence ici me plaît beaucoup. Je me fais très bien à mon nouvel état. Le livre en main, je me mets très bien à faire de la culture et je tâche en observant d’acquérir l’expérience qui me manque. J’ai de bons voisins, bien à même de me renseigner et que je consulte souvent. Enfin je ne suis déjà plus aussi ignorant en matière agricole, mais j’ai encore beaucoup à apprendre. Le vif désir fera que je serai bientôt au fait et à même de faire bien. J’y prends peine, on me reproche même de me rendre trop esclave de mon affaire, mais je poursuis mon but; il faut que je fasse rendre à la propriété tout le revenu qu’elle doit rendre quand, dans quelques années, j’aurai tout placé sur un bon pied, que le rendement sera arrivé au taux qu’il doit avoir; alors, sans l’abandonner complètement, je pourrai ou affermer en partie, ou faire valoir par métayer.

Pour cela, il faut arracher les mauvaises vignes, en replanter et attendre qu’elles soient en état de produire, faire travailler avec soin toutes celles qui peuvent être relevées. Mes enfants, les aînés au moins, seront d’âge à nécessiter un peu plus ma présence à Paris. Je pourrai me consacrer un peu plus à eux. Pour le moment, je fais de Buffevent mon séjour principal. Je suis en pourparlers pour sous-louer mon appartement à Paris où je ne garderai plus qu’un pied-à-terre.

Nous avons pris pour nos enfants les 2 aînés, Charles qui va avoir 10 ans, Henri qui en a 7½, un abbé pour précepteur qui ne les quitte pas et leur fait suivre des classes régulières. Pour les stimuler, nous les faisons concourir avec les enfants de leurs classes dans un établissement, où, jusqu’à présent, nous sommes satisfaits des résultats. Nous voudrions encore attendre un peu pour les caser au collège et ne les y mettre qu’avec un bon rang dans la classe où ils entreront. Nous y réussirons, je l’espère. Nous en tirons au moins l’avantage de leur faire profiter du bon air. Jusqu’à présent, nous avons beaucoup de satisfaction de nos enfants. Leur santé est excellente, leur intelligence et leur bon caractère nous font espérer beaucoup d’eux.

J’aurais été heureux, mon cher oncle, de pouvoir profiter de tes conseils.

Alfred Marret


[1] Alfred Marret 1835-1876

[2] Hippolyte Marret 1804-1883

[3] Probablement Marie-Louise Lauras (1895-1986), elle-même petite-fille d’Alfred Marret.