« Le courrier doit passer… »

 Le 10 février 1936, le Laté 301 Ville-de-Buenos-Aires, immatriculé F-AOIK, quitte Natal. L’équipage se compose du commandant de bord Jean Ponce, du second pilote André Parayre, du radionavigant Frédéric Marret, du navigateur Jean Lhôtellier et du mécanicien navigant Alexandre Collenot. Émile Barrière, directeur du réseau « Amérique », a pris place à bord comme passager. Sept heures après le décollage, Marret transmet le message suivant : « Ciel entièrement couvert, visibilité mauvaise, volons à 150 m… » La communication s’interrompt alors brusquement, et on ne retrouvera aucune trace du grand hydravion.

La disparition de Collenot

À Paris, Mermoz et son ami Jean-Gérard Fleury arpentent les Champs-Élysées. Mermoz est inquiet, car il n’aime pas savoir son ami Collenot au-dessus de l’Atlantique avec un autre que lui aux commandes. Non qu’il se défie de Jean Ponce. Avec 6 000 heures de vol et 23 traversées, c’est un commandant de bord chevronné, tout comme d’ailleurs les autres membres de l’équipage. Mais, quand il s’agit de Collenot, Mermoz cesse d’être rationnel. « Je t’accompagne jusqu’à ton bureau, dit-il à Fleury. Je voudrais téléphoner au service radio d’Air France. Collenot traverse aujourd’hui avec Ponce et Barrière. Ils doivent approcher de Dakar, mais j’aime mieux les savoir arrivés. »

Quelques instants plus tard, les deux hommes rejoignent le siège du journal où Fleury travaille. Celui-ci décroche son téléphone, demande à l’opératrice de le mettre en communication avec Air France et passe le combiné à son ami.

— Allô, Air France ? Passez-moi le service radio, s’il vous plaît. Non, je ne quitte pas, merci. Allô, le service radio ? Ici Mermoz. Pouvez-vous me donner des nouvelles de la Ville-de-Buenos-Aires ? Les gars doivent approcher de Dakar…

 — Monsieur Mermoz, Dakar a reçu un message tronqué indiquant que le temps était mauvais, puis plus rien. Toutes les stations et tous les bateaux ont essayé de contacter l’hydro. Sans résultat.

— Une panne radio ?

— Je ne crois pas. L’hydro devrait être arrivé depuis déjà un bon moment. Dakar vient de me signaler qu’ils n’ont toujours aucune nouvelle…

À ces mots, Mermoz s’effondre. Son visage est blême, ses jambes ne le portent plus. Il parvient pourtant à s’extraire de son fauteuil.

— Au revoir, mon vieux, dit-il à Fleury en quittant la pièce. J’ai besoin d’être seul.

Huit mois plus tard, il livre ses sentiments dans une lettre qu’il adresse à Jean Dabry : « Je pleure Collenot comme l’un des êtres les plus chers de ma vie. Les pilotes me comprendront. Il me semble que c’est un peu de moi qui est mort avec lui, tant notre vie commune et le risque nous avaient attachés l’un à l’autre. Il était bon, sincère et dévoué comme le sont tous nos mécaniciens, mais il avait cette foi et cette lumière que l’on ne trouve que chez les êtres d’élite… Je ne pouvais m’imaginer qu’il pourrait s’en aller sans moi. » De son côté, la mère de Mermoz recueille la veuve et les enfants de Collenot. « Ils sont ici chez eux », dit-elle à Joseph Kessel venu lui rendre visite.

Comme il est de règle après un accident, on cherche à comprendre comment et pourquoi il s’est produit, de manière à éviter qu’il se répète. Le 13 février 1936, trois jours seulement après la disparition de la Ville-de-Buenos-Aires, Mermoz prend les commandes de la Ville-de-Santiago à Marignane. En compagnie d’Édouard Serre, second pilote, d’Edmond Roux et de Gilbert Goria, mécaniciens navigants, il soumet l’appareil à des efforts importants en effectuant des évolutions serrées. À travers cet essai d’une heure, l’équipage cherche à voir comment le fuselage se comporte. Les deux mécaniciens vont observer les moteurs en s’introduisant dans les boyaux d’accès : ils y notent quelques vibrations sans gravité qu’ils signalent aux pilotes. Après l’amerrissage, l’hydravion est soigneusement examiné et les mécaniciens remarquent que le gouvernail de direction est légèrement déformé.

Les pilotes n’ont rien senti aux commandes, mais les mécaniciens estiment que la déformation passagère a dû être d’une assez grande amplitude. Après avoir été réparée, la machine est essayée de nouveau le lendemain pendant une heure et demie. Le mécanicien navigant Goria note : « Bon fonctionnement général comme la veille. Variations de température des sorties d’huile sur les moteurs avant lors de virages très serrés. Après le vol, la cellule, les nacelles-moteurs et les gouvernes n’ont montré aucune déformation. »

Quelques jours plus tard, Mermoz, Serre et Roux convoient la Ville-de-Santiago à Dakar. « Pris dans un très mauvais temps au départ de Kenitra, raconte Mermoz, je ne suis plus par instants maître de la machine. Des déformations d’ailes se produisent, nous nous en rendons compte de visu. Cependant ces machines, qui nous sont prêtées par l’État et contrôlées par la marine, doivent être identiques comme construction à la Croix-du-Sud, laquelle a fait ses preuves de résistance et de solidité. Air France n’a pas, de ce fait, eu droit de contrôle. Que se passe-t-il ? À l’examen, la machine révèle des modifications essentielles et profondes ; la construction a été simplifiée et affaiblie. »

Ainsi, tout s’explique. La Ville-de-Buenos-Aires aurait été victime d’une déformation de sa structure qui l’aurait rendue impossible à piloter. Et ce phénomène est confirmé par le mécanicien Cavaillès. Celui-ci note en effet que, sur les Laté 301, l’action des ailerons provoque une déformation passagère des extrémités d’ailes, ce qui rend l’appareil difficilement contrôlable. Pourtant, les trois Laté 301 Ville-de-Buenos-Aires, Ville-de-Santiago et Ville-de-Rio-de-Janeiro totalisent quarante-huit traversées de l’Atlantique Sud. Aucun n’a subi de déformation de structure permanente et, même si leur manque de rigidité rend le pilotage pénible en atmosphère turbulente, ces appareils conservent un comportement sain. Mermoz et ses coéquipiers l’ont d’ailleurs prouvé lors des essais du 13 et du 14 février 1936.

Plutôt qu’une hypothétique déformation de son fuselage, la Ville-de-Buenos-Aires a probablement été victime d’un emballement d’hélice. Celle-ci, en se détachant de son axe, aurait alors sectionné la partie supérieure de la cabine à l’endroit où passent les câbles de commandes. À une altitude qui n’est alors que de 150 m, la fin est très rapide, comme le montre le message interrompu du radio Marret. Cette communication n’était pas un message de détresse, Marret se bornant à signaler que la visibilité était mauvaise, sans faire aucune allusion à d’éventuelles turbulences qui auraient rendu l’hydravion impossible à maîtriser. Malheureusement, cette hypothèse n’est pas retenue, les ingénieurs étant convaincus qu’il suffira de renforcer la structure lors des révisions en atelier pour éviter de nouveaux accidents.

Source : PIOUFFRE, Gérard. Le Courrier doit passer. 2009.