Rencontre tumultueuse avec le Spectre vert

Excellent pilote de la ligne France-Amérique, de la Cie Air-France, Pierre Viré, comme de Saint-Exupéry, occupe les loisirs de ses séjours à terre, à écrire en larges envolées, la gloire de notre aviation.

La véridique anecdote qu’on va lire ci-dessous montrera mieux que de longs dithyrambes, la vie audacieuse et remplie de risques quotidiens qu’ont choisi les héros obscurs : les pilotes de ligne.

Dans la nuit de Noël, le 52e Frame[1] a fait une étrange rencontre. À travers le ciel sans lune qui recèle tout un assortiment de phénomènes météorologiques, le 52e Frame vole vers Agadir où, à en croire la radio, il doit rencontrer le, beau temps. En attendant, il est en guerre ouverte avec les nuées. Un vrai guet-apens; lorsqu’à 18 heures le courrier avait décollé de Casablanca, l’équipage en possession des renseignements météorologiques de la côte marocaine croyait savoir exactement à quoi il aurait à faire, mais déjà par le travers de Mazagran une aggravation s’était manifestée; le vent qui avait joué, incertain, toute .la journée, s’était mis à souffler d’Ouest, fort, amenant de l’Atlantique, toutes les réserves de nuages qui y stagnaient dans l’attente de quelque mauvais coup à faire.

À 19 heures, la radio d’Agadir signalait à l’avion en vol des mouvements menaçants des hordes célestes. Tout au long de la côte régnait le cortège habituel du mauvais temps d’hiver : nuages traînant jusqu’au sol, horizon bouché, grains violents de pluie et de neige, rafales d’Ouest, nuit noire. Temps éminemment propice à la veillée de Noël au coin du feu.

L’équipage s’était mis sur la défensive. Ça consista à essayer, par tous les moyens, d’échapper à la vaporeuse étreinte du nuage qui fait de l’avion un aveugle, mais un aveugle qui foncerait droit devant à 300 à l’heure… Y échapper en volant rase-mottes en vue du sol, sous le plafond; ou bien monter par dessus la couche nuageuse, en vue du ciel, des étoiles. Or, quand le nimbus sombre et déchiqueté prend possession du sol, c’est toujours pour masquer les manœuvres des acolytes qu’il traîne au-dessus de lui. Chaque étage de l’atmosphère peut être occupé jusqu’à l’altitude 8.000 par des familles différentes, on n’en saura rien si la tribu nébuleuse a jeté sur le sol le sombre manteau de nimbus. Il faut y aller voir… Alors, prisonnier des nuées, volant en aveugle[2] dans une atmosphère de cave, l’avion escaladera le ciel à la poursuite de la liberté, à la recherche de l’espace. C’est ce qu’avait fait le 52e Frame. Ça ne lui avait pas réussi…

19 h. 30, l’équipage a constaté l’échec total de la manœuvre. Le plafond pratique de l’appareil est atteint. Pendant une demi-heure il s’est enfoncé au cœur du mauvais temps, en direction et en altitude. Il a mis entre lui et le terrain de Casa, ce mur qu’il a traversé en pourchassant devant lui une éclaircie qui n’apparaît pas. Les dernières étoiles ont disparu depuis longtemps, mangées par le noir, un noir opaque, une pâte collée aux vitres du poste de pilotage. C’est à peine si, au bout des plans, paraissent maintenant les halos des feux de route noyés dans les rafales d’eau. Au poste de pilotage, étroite cellule vitrée à peine moins obscure que la nuit, il y a deux hommes harnachés de cuirs, calés côte à côte. Fernand Reig le mécano et Laurent Guerrero, le pilote. Dans la cabine, derrière, le radio Frédéric Marret, par qui sont encore reliés au domaine humain ces trois hommes assiégés par la nuit… La Nuit, complice de toutes sortes de phénomènes, connus ou inconnus, redoutables, invisibles, mais qu’on sent présents. Nuit noire, nuit de Noël…

— On va peut-être rencontrer le petit Jésus… — avait dit Reig en fumant, avant le départ, la dernière cigarette

Ça a commencé par l’hélice. Il a bien fallu à Reig cinq minutes pour se persuader qu’il se passait par là quelque chose d’anormal. Il lui a semblé, il lui semble discerner une surface moins noire que l’espace. Éclaircie à l’horizon ? Non, certainement pas. Alors, quoi ?… Un reflet…? Mais un reflet de quoi sur quoi ? Ii y a bien pourtant, là devant, une espèce de pâleur, une étrange opalescence. Sûr, Reig l’est maintenant. Il voit. C’est un cercle : ça ressemble à une vague silhouette de l’hélice tourbillonnante inscrite en grisaille dans le cirage de la nuit. Grisaille ? Non. Plutôt verdâtre… un cercle verdâtre.

Et coup sur coup, trois éclats éblouissent les yeux du mécano dilatés sur la nuit…

Un haut-le-corps. Reig, buste dressé, martèle du coude les côtes de Guerrero, et bras tendu, montre l’avant. Il faut vraiment un évènement exceptionnel pour que Reig juge utile de distraire le pilote, ne fût-ce que trente secondes, de l’observation des cadrans teintés de lumière rouge sur lesquels des aiguilles phosphorescentes marquent l’approche du danger, en nature et en grandeur. Mais amorçant un mouvement de contrariété, la tête du pilote s’immobilise dans une attitude d’attention inquiète quand il a discerné, devant, le grand cercle vert qui matérialise sur fond de nuit, la foudroyante rotation de l’hélice. Il interroge Reig du regard.

— Qu’est-ce que c’est ?

Épaules et sourcils levés d’un mouvement simultané, Reig proclame son ignorance.

— Sais pas…

De derrière, Frédéric Marret envoie un bout de papier que Reig déchiffre à la lueur de sa lampe rouge et hurle dans l’oreille de Guerrero.

– 19 h. 40. — Casa 215 — Agadir 345.10 gauche. — Travers Mogador[3]. Ces chiffres mènent le Frame, prisonnier des ténèbres, vers Agadir, le but à atteindre malgré la nuit, la tempête, les ennemis connus et inconnus, malgré le Spectre Vert.

Le spectre vert, un quart d’heure après son apparition, a pris définitivement possession de l’avion. La furtive opalescence du début s’est affirmée, précisée. La périphérie de l’hélice se détache lumineuse, d’un vert chatoyant sur fond noir profond. Manifestement, Guerrero n’est pas tranquille. Sa physionomie est sillonnée de rictus. Son regard -oscille entre les instruments aux indications vitales et la sale « chose » verte qui s’est installée dans l’hélice. Reig est fasciné. Mal à l’aise, il modifie constamment son calage sur son siège. Une pensée tenace s’est emparée de son cerveau : Avant le départ, il a allumé sa dernière cigarette avec l’allumette qui avait déjà servi à Guerrero et Marret, or chacun sait ce que ça veut dire. Il est le plus jeune, et on est en pleine nuit de Noël, cinq jours avant la fin de l’année…

Il n’y a pas un geste de défense à faire. Rien à faire, qu’à regarder fixement le développement du phénomène vert : une auréole vivante, maintenant. Ça éclaire… Ça cisèle, dans le noir des ténèbres, les formes plongeantes du capot. Les trombes d’eau viennent de cesser, mais à la façon incohérente et brutale dont ils sont « pompés », les trois hommes présument qu’ils sont dans des nuages à neige. Guerrero a dû se faire attacher sur son siège. Il n’a pas une seconde de répit. Il n’ose quitter des yeux ses indicateurs de pente, car l’avion semble devenir furieux comme un taureau qui cherche à se débarrasser des banderilles. Maintenant des flammes sautent, se détachent de l’hélice, elles lèchent le capotage du moteur, éclairent le poste de pilotage. La faible clarté rouge des lampes de bord et la lueur verte venue de la nuit se composent en un éclairage fantastique, burinent des faces qui n’ont plus rien d’humain avec de grands trous d’ombre aux yeux. Dans quelle officine de cauchemar peut s’élaborer pareille vision ?…

19 h. 50, Marret passe un message : Casa 210 — Agadir 340, 10 gauche. — Ciel clair, visibilité 30/50 km. — Vent au sol ouest 40 km — Beau temps, nuit sombre. — Des mots que des hommes ont pensés, que l’onde électrique a portés à travers ce chaos déchaîné; une langue de feu vient s’écraser contre les vitres.

— Du feu….? pense Reig à force de perplexité. Et il a sorti par une fenêtre latérale sa main dégantée.

Vivement il a rentré son bras, avec une grimace de dégoût : les flammes lui ont laissé sur la peau une horrible sensation de glace. Dans ce mouvement il a eu un celle d’œil machinal vers l’arrière, et maintenant il reste à demi-retourné, pétrifié, considérant bouche béante l’inoubliable vision, plans, mâts, empennage embrasé, avion cabré, animal d’apocalypse, ‘brabant derrière une chevelure de flammes vertes sur fond de nuit…

Et brusquement, d’un seul coup s’est éteint le Spectre Vert.

***

En même temps, il semble que le noir se fait moins opaque, on sent des transparences prêtes à s’affirmer. Un événement considérable se produit : Guerrero, en levant les yeux, reconnaît le rectangle d’Orion, avec son baudrier en diagonale, encadré dans un lambeau de ciel… Dans la déchirure qui s’étend à vue d’œil les points; lumineux naissent rapidement, peuplent le désert céleste de leur scintillement. Le pilote lève le bras pour les montrer à Reig qui pointe son index vers le bas où des nuances timides marbrent la nuit, ton sur ton : des vallées, des crêtes, tout un relief qu’on devine… quelques lumières : des fermes où l’on s’apprête à réveillonner, dans des chambres bien closes, toutes chaudes du feu de l’âtre et de l’atmosphère familiale. — Loin sur tribord avant, un éclat lumineux, un deuxième, un troisième… Un rythme régulier s’instaure. Trois éclats de une seconde : le phare du Cap Ghir…

— « Phare de Ghir en vue. — Tout va bien » — susurre la radio du Frame. Répétée par la voix puissante de la station d’Agadir, la phrase brève, souhaitée, sonne dans les écouteurs des stations attentives comme le chant d’un clairon « Cessez le feu », le soir de la bataille gagnée…

Tandis que le feu de Ghir grandit et gagne sur l’arrière, le Frame, stable, poursuit sa route au ronronnement puissant de son moteur. Une grande sérénité envahit les trois hommes. Ils échangent des sourires. Devant, le ciel est clair. La route est libre jusqu’à Agadir. Derrière, un monstrueux amoncellement noir barre le ciel, recelant son Spectre Vert, qui doit ricaner de dépit. Eux y pensent à peine. Sorti de leur champ visuel, il est déjà presque sorti de leur souvenir… Ainsi s’évanouit aux premières lueurs du jour le cauchemar de la nuit.

***

Lorsque, immobilisé dans l’éblouissement des projecteurs, le puissant monoplan bleu et argent sorti de la nuit eut été, encore tout bouillant de vie, livré aux mains des mécanos, les trois hommes sautèrent lourdement à terre. Déjà le chef d’escale, M Félix, était avec eux, s’enquérant avidement des détails de la randonnée. Guerrero, tout en épongeant la transpiration qui le trempait, par cette froide nuit de Noël, fit le récit de la bataille nocturne. Il n’eut pas un mot d’allusion au Spectre Vert. Et quand Félix appelé par ses devoirs eut laissé entre eux les trois hommes bardés de cuir, le pilote dit à voix basse à ses deux compagnons :

— Il vaut mieux ne pas parler de ça[4], on dirait encore que nous avons eu des visions.

Pierre Viré.

Source : VIRÉ, Pierre. Sous le casque de cuir. Rencontre tumultueuse avec le Spectre Vert.
 Le Petit Dauphinois. 27 janvier 1935.


[1] 52e Frame : 52e courrier aérien hebdomadaire France-Amérique assuré dans l’année en cours.

[2] Cette méthode de vol aveugle dite P. S. V. (pilotage sans visibilité) se pratique couramment sur les lignes commerciales. Elle est basée sur l’emploi d’appareils dont les indications remédient à l’absence de repères naturels rendus invisibles par les circonstances météorologiques. Elle exige un fonctionnement parfait des appareils et un grand entraînement des pilotes. Tous les avions des lignes commerciales sont équipés d’appareils d’une grande robustesse, et les pilotes sont tous habitués à s’en servir, certains étant même de véritables virtuoses. Le vol dans la brume et les nuages sans visibilité peut donc être considéré comme une question résolue. Toutefois il demande au pilote une tension nerveuse considérable et un effort musculaire fatiguant qui en font un moyen précieux pour éviter les surprises en cours de voyage, mais peut-être pas encore tout à fait un système de vol utilisable en toutes circonstances, par tous les temps.

[3] Casa 215, Agadir 345 ; l’avion se trouve à 19 h. 40 dans l’azimut 215 de Casa, 345 d’Agadir, à partir du Nord vrai. Le recoupement de ces deux azimuts donne la position : travers Mogador. Ces azimuts sont obtenus par les radiogoniomètres de Casablanca, et d’Agadir. 10o gauche : la station d’Agadir se trouve à 10o à gauche et sur l’avant de l’axe de l’avion, déterminé par le radiogoniomètre de bord de l’avion.

[4] Ce phénomène extrêmement rare que les trois hommes baptisèrent ironiquement « Spectre Vert », fut observé par la suite par d’autres aviateurs nocturnes. On l’explique par la présence dans l’air de gouttelettes d’eau très ténues, chargées d’électricité. Le passage d’un solide provoque la décharge de chaque gouttelette sous forme d’une étincelle imperceptible, mais qui, répétée à des milliards d’exemplaires produit une lueur plus ou moine forte ou même des flammes suivant le degré de saturation de l’air.